» Cela peut être aussi cela l’existence ! Des miracles parfois, de l’or et des rires. Et de nouveau l’espoir quand on croit que tout autour de soi n’est que saccage et silence . «
Philippe Claudel, écrivain français
Tout peut basculer en un instant. Il y a des moments dans l’existence où la fragilité de la vie s’impose à nous avec violence. Il y a quelques mois, j’apprenais qu’un de mes plus proches amis était victime, à l’autre bout du monde, d’un grave accident de moto. » Son état est critique. Il a heurté un mur. Son cerveau est touché« . Quelques mots jetés dans un message virtuel. Et c’est un monde qui s’effondre. Un monde que l’on croyait stable et immuable disparaît dans un trou noir, en quelques secondes.
Il y a d’abord l’incrédulité, puis arrive le déni : » Non ce n’est pas possible, pas Mathieu, pas lui« . Je pense à sa femme, à ses deux petits garçons, à son rire, à sa joie. Mathieu a toujours été un soleil, il ne gardait pas sa lumière pour lui, il éclairait tout et tout le monde, jamais avare de paroles sympathiques, toujours de bonne humeur, curieux, ouvert, volontaire, aventureux. Et je pense : « Non ! Pas lui ! Cela n’a pas de sens ! » C’est un cri silencieux, une colère qui vient du ventre et qui se noie dans un sanglot. C’est une tempête cinglante qui claque les joues et donne des hauts -le- coeur. C’est comme découvrir que vous êtes en pleine mer, et prendre conscience brutalement que vous ne savez pas nager. On se noie dans la peur. La mer n’est que le décor de cette funeste vérité.
Mais très vite, il y a ce sursaut, cette pensée qui balaie d’un coup toutes les autres : il est en vie. Son état est grave, mais Mathieu est en vie. Cela suffit à me laisser entrevoir la lumière d’un phare lointain. Je devine ses contours au loin, derrière les voiles d’un épais brouillard. C’est la lumière de l’espoir. Elle est faible, tant la tempête fait rage, mais elle est là, vacillante. Je m’y accroche comme on s’accroche aux étoiles pour tenir à distance sa peur du noir, sa peur du vide infini.
Mon ami, mon frère de coeur, pouvait nous laisser moi et les autres, au bord de la vie. Cette idée m’était si insupportable que chaque jour, j’ai consacré une énergie folle à l’espoir, envoyant des prières à tous les Dieux que les hommes ont créé. J’étais en colère. Mes éclats de voix avaient pour but de les réveiller : » S’ils existent, qu’ils fassent quelque chose ! » Mais j’ai appris que prier en colère ne sert à rien. Les anges prennent peur et s’envolent au loin.
La situation est critique. A ce moment là, Mathieu est gravement touché au cerveau. Il est plongé dans un coma artificiel. Les opérations se succèdent. Elles se déroulent mal. Les jours passent et des hémorragies cérébrales viennent contrecarrer le travail d’orfèvre des chirurgiens. J’ai peur, peur que ces vagues écarlates finissent par noyer ses souvenirs, sa capacité à s’émouvoir et à se mouvoir. Les médecins sont prudents, ils demandent à la famille de se préparer au pire. Je ne suis plus alors qu’un lac asséché. Il arrive un moment où dans le paroxysme de la douleur même les larmes se retirent, pour nous laisser entièrement nus face à notre souffrance. Pendant ces moments là, je parlais à Mathieu. Je l’imaginais flottant entre deux mondes. Il était sur une île perdue entre le ciel et la terre. Et je me disais alors, il faut lui donner envie de rester, mais en réalité, je le suppliais de rester. Dans mon rêve, je lui parlais, mais il ne m’entendait pas.
Il ne me restait plus qu’à plonger dans les profondeurs de ma peine et ce que j’ai vu, c’est un grand vide. Le vide de sa possible absence. Ce trou béant, infâme, vorace se délectait de mes espoirs fébriles.
Le trou noir commençait à grandir dangereusement. L’espoir, la chaleur de l’espoir, se heurtait au vent glacé de la réalité. Les nouvelles n’étaient pas bonnes. Son corps lâchait et je devais l’accepter. Ce n’étais pas de la résignation. C’était de l’abandon. Arrive un moment, où, se laisser emporter par les furieuses secousses du torrent devient la seule solution raisonnable. C’est sans doute cela lâcher-prise, accepter ces forces qui nous dépassent et s’en remettre à elles. La volonté ne fait pas tout. Toute l’énergie de ma volonté, je l’avais mise dans cette unique pensée : « Mathieu, je veux que tu vives « ! Et dans ce moment d’abandon, à la lisière de cette frontière fragile où la vie et la mort ne forment plus qu’un brouillard subtil, l’absurdité de ma requête m’est subitement apparue. C’est sans doute cela l’humilité. Sa vie ne dépendait pas de moi. Le choix lui revenait. Du fond de son rêve, il avait déjà choisi. Et je ne pouvais rien changer à cela.
Cette nuit là, le sommeil m’a engloutie par surprise. J’étais un navire échoué dévoré par la rouille au fond de l’océan. Au réveil, la mer s’était retirée et ma carcasse vide séchait au soleil, entourée d’une brise paisible. J’avais accepté. Au fond de moi, il y avait même un peu de sérénité. Quelques heures plus tard, un message m’indiquait que l’état de mon ami s’était amélioré, contre toute attente. A ce moment là, j’ai su que Mathieu avait choisi la vie.
Quatre mois se sont écoulés depuis cet accident tragique. Je m’apprête à entrer dans la chambre d’hôpital où Mathieu vient d’être rapatrié, en France. Je suis avec mon compagnon. Mathieu est notre frère de coeur à tous les deux. Nous nous effleurons la main et respirons en grimaçant une bouffée de cet air désinfecté qui emplit tout l’étage. Nous nous tenons devant cette porte, comme des pèlerins anxieux de découvrir la réalité du Mystère. Nous échangeons un dernier regard impatient, puis, nous entrons.
Mathieu dort, paisiblement. Nous nous approchons sans bruit. Il ouvre un oeil. L’autre repose sous un épais bandage. Nous nous jetons sur ses mains. Mathieu sourit, c’est un sourire éclatant. Il semble heureux de nous voir. Je crois que je n’avais jamais vu le jour avant de voir ce sourire. « On est là« . Ce sont les seuls mots qui s’échappent de nos lèvres tremblantes. Nos yeux ruisselants noient nos paroles avant même qu’elles ne prennent forme dans nos esprits essorés par l’émotion. Je ferme les yeux pour mieux savourer. Je me saoûle des mains de Mathieu. Elles sont aussi douces que les mains d’un nouveau-né. Et si chaudes. Elles me ramènent à la vie. Le miraculé c’est lui, mais en réalité, la mourante, c’était moi. Je perçois le battement de son coeur au creux de son poignet. C’est un son délicieux, le battement d’un coeur. Un son qu’on ne devrait jamais oublier. Nos trois mains enlacées, forment le centre d’un soleil qui explose à la surface de la nuit. Dans cette chambre d’hôpital, pendant quelques secondes, l’éternité s’est installée au creux de nos doigts. Le pouvoir de tous les magiciens du monde n’est rien comparé à l’énergie de cette étreinte. L’amour, c’est cela. C’est cette force là. Des mains qui se cherchent et se serrent. Nos âmes viennent de se retrouver au centre du chaos de l’univers. Nous célébrons ce big-bang silencieux. L’ordre et le désordre ne font à présent plus qu’un.
Aujourd’hui, Mathieu se bat. Il va devoir réapprendre à parler, à marcher, à écrire, à vivre autrement. Son lobe préfrontal a été en partie amputé, mais pour les médecins, Mathieu reste un mystère. Son cerveau a compensé ce qu’il a perdu. Ses souvenirs sont intacts. Peu de personnes ont surmonté avec tant d’aisance de tels traumatismes physiques. Mathieu a trente ans. Deux enfants en bas-âge, une femme, une vie qui ne sera jamais plus la même. Mais il ne regarde pas en arrière. Sa force intérieure est exceptionnelle. » Dans quelques mois, je serai sur pied, vous verrez », nous glisse-t-il, dans un murmure fatigué. Il en est capable. Capable de reprendre sa route, en collaborant avec ce corps cabossé et cet oeil aveugle pour continuer à s’émerveiller de la Vie et à profiter de ses cadeaux. Sur le plan matériel, il y aura un avant et un après, mais il est resté cet être lumineux que j’ai aimé dès le premier fou rire partagé.
L’amour. L’amour ne se voile pas toujours de désir. L’amour a tellement de couleurs, tellement de saveurs. L’amitié, c’est l’amour désintéressé de la chair, c’est la rencontre de deux mondes qui se lisent et se disent dans un regard, dans un éclat de rire. Nous choisissons peut-être les mêmes compagnons de route, vie après vie, pour ne jamais cesser d’explorer ensemble, ce mystère qu’est l’existence, pour ne jamais cesser de nous aimer, quelques soient les épreuves qui nous attendent.
Le miracle, c’est de prendre conscience que la seule chose qui mérite notre attention sur cette Terre c’est cette énergie fantastique qu’est l’Amour.
Ne retenons pas en nous cette énergie. Je sens qu’il faut l’offrir, la laisser couler en dehors de nous, baigner les êtres qui nous émerveillent de nos caresses et de nos attentions. Tout est si fragile. Nous sommes tous des poussières d’étoiles, insignifiantes dans le vaste univers. Mais ensemble nous formons des constellations qui guident les marins perdus en mer.
Quel sens donner à cette histoire ? Aujourd’hui je sais, que du chaos naissent les étoiles et que le miracle, c’est la vie elle-même.
Pour le découvrir, il m’a fallu vivre cette révolution intérieure. Rien ne meurt. Tout se transforme. Nous sommes tous des alchimistes.
PS : Merci à Julie T. d’avoir accepté d’illustrer cet article, son blog est à découvrir ici et merci également à ma fidèle Isabelle Debraye !
©larevolutioninterieure.com
Liens pour aller plus loin : Une vidéo étonnante sur les mystères du cerveau