Le vieil homme et l’enfant

 » Un homme n’est vieux que quand les regrets ont pris chez lui la place des rêves « .

John Barrymore acteur américain ( 1882-1942)

Lac de Lamoura, Jura Photo : Fred Senchet

Lac de Lamoura, Jura
Photo : Fred Senchet

J’aime écrire. J’aime tout écrire. Ces derniers temps l’inspiration a pris la forme de contes. Ils viennent un peu quand ils veulent. Quand je me poste devant mon écran décidée à en faire émerger un ils se cachent bien souvent. Je sais que pour les recevoir, je dois être à l’écoute de cet espace en moi où le vide est toujours plein. Du coup, ils viennent habituellement par surprise et j’arrête alors tout, fébrile, pour m’empresser de les retenir avant qu’ils ne m’échappent. Les mots coulent alors et composent une musique qui tarit le flot de mes pensées. C’est un exercice extrêmement apaisant. L’écriture est une forme de méditation, à mes yeux. Quand j’écris, j’ouvre quelque chose en moi qui dialogue avec quelque chose de bien plus grand que moi. Les mots s’invitent, je les écoute, puis je les cueille avec délicatesse. Je sais à quel point ils sont précieux.

Aujourd’hui, j’avais donc envie de vous confier l’un de ces contes. Prenez -en soin. Ecoutez-le bien. Observez ce qu’il réveille en vous si tel est le cas. Et n’hésitez pas à partager vos émotions. Un conte une fois écrit doit voyager jusqu’à ceux à qui il était destiné. Je souhaite à celui-là de s’envoler loin jusqu’à un coeur prêt à le recevoir. Bonne lecture.

Le vieil homme et l’enfant

L’homme est vieux, il est las. Il est assis à l’ombre d’un chêne aussi fatigué que lui, planté à côté d’une rivière. L’eau coule, traversée d’une pluie de soleil. Le vieil homme a le regard fixé sur ce moment précieux. Il a passé des siècles assis ici à contempler cette rivière, sans jamais se laisser emporter par le courant. Son corps fourbu tourne au ralenti et son esprit musarde au son de ce flot continu et vivifiant. Il pense à sa vie. Toutes ces années ont glissé sur l’eau en un battement de cœur. Il pense et il rit, car il vient de découvrir, qu’aucun regret ne vient entraver le fil de l’eau. Il s’en amuse comme un enfant . Cette joie enfantine, c’est le son du bonheur.

Un nuage passe, escorté par une volée d’oiseaux gris. Le vieil homme penche sa tête en arrière un instant pour mieux apprécier leur course légère. Il s’imagine qu’il est éthéré et moelleux, comme ce nuage. Et les douleurs dans ses doigts secs semblent s’évaporer subitement.

Certes le temps a ridé son visage, mais sa figure ronde témoigne toujours de sa nature gourmande. Au seuil de sa vie le voilà qui se demande : «  Suis-je enfin devenu sage l’âge aidant  ? » Il s’interroge, lui qui de sa vie, n’a jamais prié, refusant avec force l’idée d’un Dieu qui vivrait au-dessus de lui. Il l’avoue sans peur, il n’a jamais cru en Lui. Dieu, est resté pour lui le guide des aveugles et des sourds.

Le vieil homme lève la tête et se plante plus profondément dans la terre. Il ne craint pas le blasphème et avec force le voilà qui crie : « Je ne crois pas en Dieu, et c’est ainsi, tant pis si je dois brûler en enfer, je n’ai que faire de votre paradis ». Sa voix tonitruante semble sortir des profondeurs de son ventre charnu. La rivière coule, indifférente. Il s’esclaffe et s’enivre de son propre rire gras.

Dans ses yeux, brille la flamme des insoumis. Elle rallume le feu d’un souvenir brûlant, à l’époque où il se moquait effrontément de la bigoterie de ses parents. Les églises et les sacrements il n’en avait que faire, trop occupé qu’il était courant ici et là, dans les champs, aussi rapide qu’un rayon de lumière.

Et voilà à présent notre vieux qui remonte le temps. Il vient de rejoindre ce petit garnement, rieur et joyeux, qui courait après le vent. Courageux et orgueilleux comme le sont les enfants qui ne connaissent pas la peur, il se jouait des fantômes et des ombres, les chassant d’une main, les défiant d’une autre. Sa témérité effrayait les esprits malfaisants qui jamais ne s’aventuraient près de lui.

Son corps lourd et craquelé d’homme sans âge lui rappelle que la sève de la jeunesse ne revient plus le nourrir chaque printemps, mais il sait remonter le sens du courant d’une pensée et chaque fois il revient à cet enfant téméraire qu’il a tant aimé.

En ce jour, il ressent le besoin de lui parler et de lui demander ce qu’il a encore à lui dire. Pas question dit le vieux de quitter cette vie sans avoir compris ce que voulait vraiment ce petit garçon. Il a soif d’écouter ses secrets, car derrière le sourire et la clarté, le petit garçon cache un mystère. Un mystère qu’il chérit comme un astre brillant. Une poussière d’étoile qui n’a pas de prix.

Le vieux longtemps a couru derrière, tantôt essoufflé, tantôt dépassé, si souvent il a cru l’avoir attrapé. Mais déroulant à présent le fil de sa vie, l’homme revoit ces longs moments où il s’est senti creux, comme un vieux chêne malade. Il a cherché à combler ce vide de mousse et de bruyère, s’étalant dans l’amour d’une femme, se cachant parfois dans sa tanière.

Notre homme s’est contenté de peu, continuant sa route tant bien que mal, tombant souvent, se relevant par réflexe, déjouant le pièges de la vie, avec la facétie d’un lutin malicieux.

Aujourd’hui, le vieil homme n’a plus envie de jouer à ce jeu épuisant. Il ferme les yeux, confiant. Il sait que l’heure est venue de traverser la rivière du temps. L’univers retient son souffle. Le vieux savoure ce moment. Derrière ses paupières closes un petit garçon aux yeux scintillants le regarde intensément.

Le cœur du vieux éclate en mille soleil lumineux. Il ouvre les bras . L’enfant saute de joie. Leurs pas harmonieux éclaboussent la rivière. Ils avancent ensemble, sereins et heureux.

Dieu rit aux éclats, du haut de son ciel.

Le vieux sourit, amusé par ce rire qui fait battre son cœur d’une musique nouvelle.

Il ne sait pas où il va, mais il  se sent léger. Le petit garçon sait, lui, où ils doivent aller.

Ils chantonnent à présent et finissent par se perdre dans une forêt de rêves éternels.

L’écho de leurs voix fait danser les oiseaux et pousser des fleurs arc-en-ciel.

Près de la rivière, un arbre a fleuri aux racines.

Au loin, le vent s’émerveille de ce cadeau ultime.

Sandra C.

Découvrez ici le site du photographe Fréderic Senchet. Merci à lui pour l’illustration de cet article.

©larevolutioninterieure.com

22 Commentaires (+ vous participez ?)

  1. ronan
    Nov 11, 2013 @ 15:46:32

    J’ai beaucoup aimé lire ce conte Sandra. Cela correspondait aussi à mon état d’esprit du moment que je vivais, j’étais à ranger des papiers, des papiers du passé et penser à moi… Merci. Ronan

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  2. 1cruzdelsur
    Nov 11, 2013 @ 15:47:54

    Il sait que c’est le temps de traverser le fleuve du temps. Une belle expression dans une charmante histoire, la nécessité de ces histoires dans les temps où nous vivons que nous oublions parfois l’essence et simplicité. Félicitations, vous m’avez fait voyager au pays des rêves, comme par magie.

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  3. T.S.A.
    Nov 11, 2013 @ 15:52:56

    Très joli conte où beaucoup de sentiments se mêlent avec efficacité. Pas d’humour pour cette fois, je respecte la beauté 😉

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  4. Isabelle Detavernier (@tribulationdisa)
    Nov 11, 2013 @ 17:09:34

    Je découvre ce joli conte grâce à ce cher Thiébault, merci pour ce petit moment d’évasion 🙂

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  5. Marie
    Nov 11, 2013 @ 17:25:09

    Les contes transportent subtilement la ou chacun a l’envie inconsciente de se rendre. Merci pour ce voyage, il fut bon !

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  6. Moonath
    Nov 11, 2013 @ 17:47:11

    merci Sandra pour ce joli conte… qui m’a emporté au Japon près d’un ami qui s’éteint, le cerveau grignoté par un crabe véloce et féroce, et qui joue avec les fleurs de cerisiers en attendant de traverser la rivière… douce soirée…

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    • Sandra C.
      Nov 11, 2013 @ 18:19:55

      lumineuses pensées vers ton ami . Que la traversée soit douce…entourée de l’amour de ses amis…..et de sa famille. Tout mon soutien dans cette épreuve.

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  7. flipperine
    Nov 11, 2013 @ 22:28:36

    un très beau conte mais je ne dirais pas conte une belle histoire de vie

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  8. Karine
    Nov 12, 2013 @ 00:26:52

    Merci pour ce moment de douceur et de magie, Sandra…

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  9. berger elisabeth
    Nov 12, 2013 @ 00:31:19

    Je suis émerveillée par ton conte, Sandra, ta plume est si inspirée et elle raconte la plus belle des histoires, celle de la Vie qui coule toujours, impétueuse, même dans le corps d’un vieillard…. Puisqu’il n’a pas perdu le contact avec les rêves de son enfant intérieur…
    Même s’il défie Dieu, il est lié au Plus Grand que lui et fera le passage sereinement

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  10. Les Sens Ciel ♡
    Nov 19, 2013 @ 22:19:29

    Quelle jolie plume Sandra, ton histoire est si touchante…au départ ce qui m’a troublée c’est ce vieil homme ne semble pas éprouvé de regret, pourtant, ça ne peut que parler à bien des gens ce sentiment de vide pas forcément exposé mais non moins omniprésent. Certains le cachent mieux que d’autres, mais il est là. Et puis le fait qu’il ne soit jamais trop tard pour ouvrir cette porte…cette porte vers une autre forme de vie. Quant à cette inspiration dont tu parles au début, je te rejoins complètement, il arrive qu’elle nous prenne comme ça par surprise avec une telle clarté. C’est ainsi que m’est venue la métaphore sur les voyages en train, au fond, je n’ai pas le sentiment que ça vienne vraiment de moi…c’est un étrange dédoublement. Je crois beaucoup au pouvoir des contes, des métaphores… »ça passe tout seul! » 😉 connais-tu le tout petit recueil : « même lorsqu’elle recule, la rivière avance »? Une amie me l’a conseillée, ça va tout à fait dans ce sens…des bisous et régale nous encore de jolis contes parce que vraiment j’adore, tu as du talent !

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    • Sandra C.
      Nov 23, 2013 @ 15:40:40

      quelle joie de te lire ! merci pour tes encouragements. Je ne connais pas le recueil dont tu parles mais il m’attire bien !!!
      Rester connecté à notre inspiration n’est pas toujours simple, c’est un travail quotidien, mais nous possédons tous en nous cette source de créativité qui peut prendre diverses formes d’expression dans le monde, et c’est ce qui fait la richesse de chacun….il n’y a rien de plus beau qu’un coeur qui ose dévoiler sa vérité…ainsi le voilà connecté à tous les autres coeurs, et dans l’instant, nous ne formons plus qu’un 🙂

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  11. Polina
    Nov 22, 2013 @ 08:50:29

    Vous avez un vrai sens du mot, j’apprécie votre plume qui accroche le lecteur en douceur tout comme la sensibilité du conte.
    Quant à cette citation, « Un homme n’est vieux que quand les regrets ont pris chez lui la place des rêves », elle est criante de vérité.

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    • Sandra C.
      Nov 23, 2013 @ 15:41:46

      Merci Polina, d’avoir apprécier ce texte et merci pour vos encouragements. C’est un plaisir également de découvrir votre blog. A très vite je l’espère pour de nouveaux échanges

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